• grand banditisme parisien

    Au sortir de la seconde guerre mondiale, Pigalle est le centre tellurique du crime organisé à Paris. A cette

    époque le plus vieux métier du monde, la prostitution, est l'un des principaux moteurs de la pègre.

    Proxénètes et trafiquants gèrent leurs affaires depuis quelques arrières salles moites et obscures du plus

    nocturne des quartiers de la capitale. Une vingtaine d'années plus tard, les trottoirs commencent à se

    disloquer. La France redressée des Trente Glorieuses, puis l'effet conjugué de la fermeture des bordels et

    de l'évolution des moeurs, c'est la drogue qui débarque et sur le bitume les catiches cèdent leur place aux

    toxicomanes, ou deviennent elles-mêmes accrocs. Les macs se recyclent ou se diversifient, c'est selon, se

    font dealers et tiennent les filles sous dépendance et sous un régime de terreur. La prostitution sort alors des

    rails que les architectes des réseaux Pigalle avaient posés. Entraînant dans son déraillement, l'effondrement

    de la structure puis l'exil aux quatre coins de la région parisienne. L'édifice des canailles reposait sur les

    épaules de ces dames, dont on peut encore apercevoir les souvenirs du côté de la rue du Douai. Vestiges et

    ruines abandonnés aux touristes, Pigalle s'efface avec les années 80 et les cabines de projections privées.

    Un chantier disparaît, mute surtout, celui mafieux de la grande criminalité organisée.

    Politique du milieu

    Ni les Triades, ni la Cosa Nostra et ses capi impeccables n'ont entrepris un jour de s'implanter dans la

    capitale. Trop vaste pour être annexée, trop surveillée pour qu'on y règne, Paris est une jungle. Sa faune est

    tropicale, panthères solitaires et cancrelats agglutinés. Les alliances sont toutes de fortunes, se font et se

    défont au gré des entreprises. Des bandes se forment parfois, des familles s'impliquent à l'occasion, pour

    mieux se mélanger ensuite. S'adaptant en permanence à la société qu'elle parasite, la pègre a toujours été

    le reflet de son époque. Fourmillement d'ethnies et de cultures différentes, la grande criminalité voit

    aujourd'hui collaborer gaulois, corses, blacks, beurs, asiatiques... S'il y a bel et bien un communautarisme

    primaire qui régit les accointances du milieu, dans les affaires, c'est le professionnalisme qui prime.

    Qu'importe le flacon, l'ivresse seule compte.

    Contrairement aux mafias traditionnelles qui sévissent en Sicile ou en Asie, la pègre parisienne n'est pas

    une monarchie avec ses dauphins, ses prétendants au trône et ses cousins d'Angleterre. Elle serait plutôt

    féodale avec ses duchés, comtés et baronnies. Diviser pour mieux régner, certes, mais pas ensemble ;

    chacun chez soi plutôt que sur le fief voisin. En prouvant leur valeur sur le terrain, les plus méritants peuvent

    espérer intégrer l'un des trois cercles, aux côtés de ceux qui comptent. Le plus large compte environ 500

    acteurs sur l'ensemble de Paris et sa région dont 250 sont particulièrement influents, ceux-ci constituent le

    deuxième cercle, le médian. Quant au premier, il s'agit de l'élite criminelle francilienne, soit une cinquantaine

    de virtuoses du crime : investisseurs capables de risquer des millions d'euros sur un coup, rois du

    lance-roquettes improvisé ouvre-boîte à l'occasion d'un braquage de convoi. Insaisissables ils maîtrisent l'art

    de passer entre les mailles du filet policier. Tous sont depuis longtemps fichés au grand banditisme, donc

    surveillés, mais seul le flagrant délit peut les confondre. Parvenir à un tel niveau constitue bien l'une des

    preuves de leur immunité. Dans la grande majorité des cas, un flagrant délit est le fruit d'un ami qui a

    gracieusement aidé la police. Sans doute, la manière la plus simple de faire tomber ses concurrents dans la

    valse incessante des luttes intestines et des jeux d'influence.

    Nouvelle donne

    Au nombre des activités illégales qui ont le vent en poupe, le business de la drogue est celui qui génère les

    plus grosses sources de profits. Le marché est aujourd'hui à son apogée et son économie pérenne, car

    ayant réussi à satisfaire la demande par l'offre. Les rares évolutions se situent au niveau des envies des

    consommateurs. La cocaïne autrefois réservée aux élites tombe en pluie continue sur la capitale grâce à

    des prix toujours plus attractifs. De 150 euros au début des années 90, un gramme de coke se trouve

    aujourd'hui pour 30 euros. Les techniques sont maintenant éprouvées. Parmi celles-ci, le « go fast » est

    particulièrement utilisé par les trafiquants de la capitale : généralement quatre berlines de luxe se rendent à

    l'étranger (l'Espagne pour le cannabis et la cocaïne, la Hollande pour l'ecstasy et l'héroïne) en file indienne

    ou presque tout au long du trajet. Au retour, la première et la dernière voitures sont vides, elles servent de

    leurres pour les véhicules du milieu dont les coffres sont pleins à craquer de plusieurs centaines de kilos

    embarqués. Certes l'entreprise est risquée, car si prise il y a, les pertes engendrées s'avèrent très

    importantes mais c'est un risque auxquels beaucoup n'hésitent pas à s'exposer. En phase avec les

    évolutions des nouvelles technologies, de nouveaux marchés noirs sont venus inonder la rue. Trafic de

    DVD, de puces téléphoniques, de matériels informatiques, piratage de cartes bancaires, contrebande... La

    pègre démontre sans cesse ses redoutables capacités d'adaptation.

    Jadis réglées au sein de la famille ou du clan, les affaires se traitent aujourd'hui parfois entre de parfaits

    inconnus. Les rapports entre gangsters sont devenus purement professionnels. Plus vraiment d'éthique, de

    code d'honneur ou de lien du sang. Le pragmatisme est devenu le seul principe régulateur des motivations

    et des ambitions. Seul le talent compte, à tel point que s'est installé un véritable système méritocratique

    tacite qui règle les positions de chacun. Preuve que l'époque de la cooptation communautariste est révolue,

    le démantèlement du 2 mai 2003 par les Brigades de Répression et Banditisme [1], et de Recherche et

    d'Intervention, d'un commando de braqueurs composé de corses et de maghrébins. Les premiers étaient

    quadragénaires, les seconds n'atteignaient pas encore la trentaine. Nouveaux foyers de pauvreté, ils sont de

    fertiles terreaux pour la criminalité. Les cités fournissent ainsi une grande partie de la nouvelle génération de

    margoulins et de crapules de haut vol. Ces enfants chéris se retrouvent souvent associés aux anciens sur

    des affaires importantes pour lesquelles seules comptent les aptitudes de chacun. Les barrières ethniques

    ou générationnelles sont définitivement tombées.

    Convergences

    Quant aux voyous des cités, qu'on voit arpenter les rues de Paris, ils ne constituent qu'une façade exposée

    et illusoire de ce qui se trame réellement là où les choses se font. Fraîchement débarqués des périphéries

    grises de la capitale, ces bubons géographiquement urbains paradant en voitures allemandes et refourguant

    leurs kilos mensuels n'échappent généralement pas longtemps à leur sort. C'est ainsi que dans la marmite

    hermétiquement close qu'est la taule, se retrouvent dans un bouillonnement commun ceux qui ont passé

    leurs vertes années dans la rue. De cet indigeste concentré de gabegie sociale, comme dans toute situation

    grégaire, certains éléments surnagent. Les plus expérimentés remarquent rapidement les nouveaux

    potentiels : le maître trouve alors un disciple. Le temps offert par la vacuité de l'univers carcéral est utilement

    mis à profit pour l'enseignement des règles de l'art. Naturellement la sortie donne l'occasion de mises en

    application qui seront autant de manières pour l'élève de rendre à son instructeur les services accordés

    entre les murs de la prison.

    Dans l'enceinte d'une geôle comme à l'extérieur, il existe deux façons de susciter le respect des autres. A

    l'image de notre société, les principales sources de pouvoir sont l'argent et la visibilité médiatique, la gloire.

    Et la réputation se mesure à l'aune des investissements pour préparer un coup, puis du grisbi récolté une

    fois l'opération réussie. Les coups d'éclats médiatiques constituent l'autre moyen de gagner l'estime de ses

    pairs. Ainsi, arrestations et évasions spectaculaires, courses poursuites meurtrières, n'ont souvent pour

    seule motivation que ce besoin de reconnaissance.

    J'ai mis Cerbère devant l'Enfer

    Partout où le succès se manifeste, se crée un environnement parasitaire. Le milieu ne fait pas exception.

    Autour des cercles d'influences gravitent les manqués, les déshérités du crime. Si le plus grand nombre est

    condamné à la récidive, autrement dit à retenter sa chance dans l'espoir d'une consécration, quelques-uns

    optent pour un chemin vertueux. Assurés d'une remise de peine s'il trouve un travail à leur sortie, certains se

    retirent pour de bon. D'autres optent pour la solution médiane en devenant videurs ou vigiles. Gardiens de la

    frontière entre l'extérieur anonyme et les intimités de la nuit, ils sont souvent perçus comme à même

    d'organiser toutes sortes de trafics. Pourtant leurs activités illégales se résument pour la plupart à laisser

    carte blanche aux relations de la cité à l'intérieur des établissements. Pour leurs anciens compagnons, les

    videurs sont des gangsters manqués. Incapables d'avoir noué des relations en prison, considérés comme

    sans talent par les autres truands, ils intègrent un monde de la nuit dont ne font partie qu'en périphérie. Au

    bas de l'échelle du crime, l'activité de videur est une vocation par défaut, un pis-aller en somme. En tout cas,

    telle est la perception qu'en a le milieu, à Paris comme ailleurs.

    Second sommeil

    Malgré ses efforts constants pour maintenir ses activités dans une opacité diffuse, le milieu doit parfois faire

    face à la révélation bruyante de sa tambouille. Pour le concernés, il s'agit généralement d'un ultime passage

    sous les sunlights des médias avant de se retrouver définitivement à l'ombre. Lors des ripoux sont parfois

    démasqués, des établissements subitement fermés, des collaborateurs déloyaux froidement abattus. Dans

    les années 80 des clubs comme le Midnight furent fermés à la suite d'actes de sauvagerie commis au sein

    de l'établissement par des groupes tels les Requins Vicieux. Ces derniers attaquaient de nombreuses boites

    de nuit parisiennes comme autant de terrains de chasse et de fight clubs improvisés. Contrairement aux

    Etats-Unis, ces gangs qui prônent l'ultra violence comme mode d'action n'existent plus en France. La société

    a banni la gratuité, des biens et des actes. Le sang coule aujourd'hui à l'occasion de règlements de compte

    personnels ou de tentative de prises de pouvoir par OPA, rarement pour d'autres motifs.

    Le 25 février 2003, le patron de l'Enfer (devenu le RedLight), François Imbard est tué d'une balle de 11.43

    en pleine tête. Abattu seul à la sortie de son domicile du 16e arrondissement. Le meurtrier était un de ses

    anciens videurs, licencié quelques mois auparavant. Généralement les grands clubs parisiens restent

    éloignés de faits de ce type. Comme pour la prostitution, les établissements de la capitale bénéficient d'une

    surveillance policière de tous les instants. Trafics divers et règlements de compte ont plutôt lieu en

    périphérie, à l'abri des spots aveuglants d'un Paris surexposé et branché, au sein de clubs moins en vue.

    Parmi eux, le Triangle à Enghien (95), qui a été définitivement fermé pour d'obscures affaires et dont le

    propriétaire est toujours recherché. Quant au SunRaï d'Evry (91), des présomptions d'activités liées au

    grand banditisme ont conduit à sa disparition.

    Comme bon nombre de mafieux Corses, le gangster de la capitale se retire dans la restauration ou dans le

    milieu du jeu, une fois sa carrière terminée, et s'il n'a pas fini en taule. Il intègre alors l'univers de la mafia

    dite blanche, doux prytanée du gangster en fin de parcours. En dehors de cela il existe en France une

    frontière quasiment hermétique entre le monde des affaires et celui du milieu, contrairement aux pratiques

    japonaises ou corses. Les bandits se contentent bien souvent de passer par des filières de blanchiment

    classiques utilisées à 80 % pour de l'argent gagné légalement mais non déclaré. Cela n'empêche pas

    casinos et autres établissements serrés de près (gestion) ou de loin (investissement) par ceux qui ont

    préféré se retirer, de constituer une formidable blanchisserie décentralisée en mesure de liquider les saletés

    les plus tenaces...

    Si Paris est la ville lumière, les nouveaux caïds du crime lui préfèrent la douceur ensoleillée du sud. De

    nombreux rejetons du milieu pas encore trentenaires, fiers d'une ascension fulgurante, ont choisi d'émigrer

    en terre étrangère. La Costa del Sol est particulièrement prisée de cette clientèle dorée. Jeunes millionnaires

    de la drogue supervisant les expéditions « go fast » lancées dans toute l'Europe, ils sont les symboles de la

    fragmentation du réseau mondial. Colombiens et marocains se sont aussi installés sur les côtes espagnoles,

    multipliant et éparpillant les petits cartels. Seules quelques tonnes de drogue sont désormais négociées à

    chaque opération. Comparativement aux quantités vertigineuses d'avant, l'écart est considérable.

    Les temps changent. Pablo Escobar est définitivement mort. Quant aux coupe-jarrets, crocheteurs, truands

    et autres voyous de notre enfance, incarnés par Gabin, Delon ou Lino, et dialogués par Audiard, ils resteront

    à jamais d'attachants stéréotypes surannés, l'illusion de l'aventure et de l'honneur.

    Adrien le Goff

    [1] Le 2 mai 2003, dix-sept personnes sont arrêtées par la B.R.B. et la B.R.I. Accusé par les services de

    Police d'avoir fomenté l'attaque d'un fourgon de la Brink's, le commando présente une configuration

    indicative de la nouvelle donne. Corses et truands de cités travaillant main dans la main, lance-roquettes au

    poing. Ce jour-là, la Brink's ayant été avertie du braquage imminent de son convoi passant par

    Champs-sur-Marne, change son itinéraire, ce qui contraint les braqueurs, surpris, à se replier. Quelques

    heures seulement après l'avortement de l'opération, la fine équipe est appréhendée. Les premiers interpellés

    s'appellent Bachir et Karim, 28 ans tous les deux originaires de Bobigny ; Salim, 30 ans, issu de Drancy. Peu

    de temps après, c'est au tour d'un autre drancéen prénommé Samir, âgé de 26 ans. A ses côtés Yannick, 40

    ans, du village corse de Pietra Bregno, arrêté circulant en moto, équipé d'un gilet pare-balles et muni d'un

    pistolet-mitrailleur porté en bandoulière. Plus tard Nasser de Pierrefitte et Zaher de Drancy, 31 ans tous deux

    sont interpellés en possession d'un arsenal impressionnant : M80, fusils à pompe et grenades sont entre

    autres retrouvés dans leur box de la Courneuve. Parmi les autres membres de l'équipe arrêtés durant les

    heures suivantes, trois bastiais : Michel, Patrick et Jean-Marc. Quand les corses s'allient à des étoiles

    montantes issues de banlieue, le cocktail s'avère vite explosif. Par-delà les considérations communautaires,

    c'est le professionnalisme qui régit les associations. Ce type de coopération devenu monnaie courante est

    un signe fort du renouvellement générationnel. Paradoxal exemple d'intégration !


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